A travers Desmemoria, l'artiste et sa commissaire d'exposition, Bérénice Saliou, nous exhortent à observer les exils. Laetitia Tura tisse des fils entre les récits des réfugiés d’hier qui franchissaient il y a 80 ans la frontière franco-espagnole pour fuir le fascisme et ceux d’aujourd’hui, qui suivent le même chemin après avoir parcouru des milliers de kilomètres au péril de leur vie. L’exposition donne à voir des quêtes de liberté, des désirs de vie, qui se heurtent à l’aveuglement, l’oubli volontaire et au bégaiement de l’histoire.
Après la mort du dictateur Franco, le « pacte de l'oubli » est établi en Espagne
comme condition de la réconciliation. L’oubli des
traumatismes de la guerre et des crimes de la dictature est inscrit juridiquement dans les textes fondateurs du nouvel État. 30 ans plus tard, le verrou saute. Les victimes et leurs
descendants dénoncent l’illusion de
l'amnésie-amnistie fondée sur leur silence et la
négation de justice. Ce processus aboutit en 2007 à une loi nommée Memoria historica,
pour que « soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des
moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant
la guerre civile et la dictature. ». L’Espagne doit désormais faire face au devenir des restes humains, et
certaines régions, comme la Catalogne, adoptent un protocole d’ouverture des
fosses communes, pour tenter d’exhumer et d’identifier les corps. Leur nombre
donne le vertige… Paradoxalement, alors que se joue le processus de réhabilitation
des mémoires des vaincus de la guerre d’Espagne, l’application de politiques
d’inhospitalité et d’exclusion des exilés du Sud par les États européens, font de la Méditerranée
une autre fosse commune.
Avec cette exposition réunissant
des films et photographies, fragments de travaux au long cours, Laetitia Tura
interroge la fabrique de la mémoire et de l’oubli en tissant des échos à travers le temps et l’espace,
entre Espagne et France, terre et mer, images d’archives personnelles et
documentaires. Elle matérialise pudiquement avec l’image, les milliers de
kilomètres parcourus à pied, en train ou en bateau par Karim, Kassoum ou
Sofiane, leurs tentatives de construction entravées par les procédures
administratives et judiciaires visant à déterminer leur minorité, la rétention
en camps et les menaces d’expulsion du territoire français. Elle pointe ainsi
un bégaiement de l'Histoire et illustre symboliquement le glissement de la figure
de « l’indésirable » contre laquelle se mobilisent les
mouvements identitaires et fascistes qui se propagent en Europe.
Alors qu’une nouvelle guerre fait
rage en Europe, contraignant des millions de personnes à quitter leur foyer et
mettant une nouvelle fois à l’épreuve la notion d’hospitalité, les portraits
poétiques de témoins du passé et du présent, paysages, traces et récits,
rappellent que la mémoire ne se confisque pas.