La
Maison de Balzac présente une trentaine d’œuvres soigneusement
choisies parmi celles que Rupert Shrive a réalisées depuis 2016,
date de sa découverte de La
Peau de chagrin.
Ce
conte fantastique de Balzac met en scène un jeune homme qui,
désespéré par la pauvreté et l’échec amoureux, accepte un
pacte antique rédigé sur une peau d’âne sauvage. Tous ses vœux
lui seront accordés mais à chaque fois la peau se contractera, et
sa vie se réduira d’autant. Oscar Wilde – selon qui le XIXe
siècle n'existerait pas sans Balzac – s’inspira de cette œuvre
cinquante ans après sa publication pour écrire Le
Portrait de Dorian Gray.
Et cette opposition du désir et de la longévité, cette réflexion
sur le prix de la vie et sur l’importance relative des jouissances
terrestres – amours, honneurs, gloire, richesse… – n’a rien
perdu de sa pertinence.
Confronté
à ce roman de Balzac, Rupert Shrive a créé un ensemble d’œuvres
hors du commun. Comme avant lui Pablo Picasso, Louise Bourgeois,
Eduardo Arroyo ou Pierre Buraglio, il délaisse l’illustration pour
relever les thèmes et les images du texte en écho à ses
interrogations personnelles sur l’existence.
La
plupart des œuvres relèvent d’une technique singulière : de
premières peintures, souvent d’après nature, sont découpées,
déchirées, froissées, mises en boule et deviennent ainsi des
sculptures, des images déconstruites en relief, que l’artiste
juxtapose ensuite à toutes sortes d’objets parfois fragmentaires,
voire à des déchets qu’il recycle ainsi. Ces étranges
compositions deviennent alors le sujet de nouvelles peintures, et le
cycle peut se poursuivre. Le travail passe ainsi alternativement de
deux à trois dimensions, au gré de l’inspiration, avec un
enrichissement permanent de la pensée.
Au tout début de
l’exposition surgit une énorme sculpture monochrome, la tête de
Balzac, comme écrasée entre sol et plafond. Shrive a toujours
admiré la statue de Balzac par Rodin. En découvrant la modestie du
cabinet de travail comme de la petite table où Balzac a écrit La
Comédie humaine,
et pour suggérer la puissance de l’imagination de l'écrivain, il
a choisi de créer une installation intérieure qui envahit la salle
d'exposition, en contrepoint à la statue de Rodin desservie par un
trop vaste espace extérieur. Couverte du texte de La
Peau de chagrin,
cette tête monumentale renvoie aussi aux innombrables reprises et
corrections de l’écrivain.
Parmi
les nombreux thèmes retenus dans l’exposition, la domination
féminine occupe une large place. Le héros du roman, Raphaël,
devient éperdument amoureux d’un comtesse russe, incarnation
suprême du charme féminin mais dont la froideur est telle qu’elle
le pousse au suicide. Shrive a fortement réagi à ces passages. Il
reprend en diptyque l’ancien portrait d’Olympe Pélissier
(brièvement maîtresse de Balzac) alors qu’elle posait pour une
Judith
–
l’une des femmes fortes de la Bible, Judith séduit le général
Holopherne qui persécutait son peuple et lui coupe la tête durant
son sommeil –, avec une inversion du visage qui dégage un côté
très inquiétant. Il peint ensuite une Judith.
On retrouve les mêmes couleurs, le même format, la même figure de
femme nue, dans une bacchanale fantastique qui fait écho à l’orgie
peinte par Balzac dans le roman. Ce sont encore sur d’autres toiles
des hameçons, des perles derrière des barbelés, les feuilles
mortes de l’espérance…
D’autres
thèmes présents dans La
Peau de chagrin
sont développés dans des œuvres tout aussi vibrantes et résolument
modernes : l’angoisse de celui qui doit confier sa vie au
hasard, la difficulté à maîtriser ses pulsions ; le rapport à
l’animalité – omniprésent dans La
Comédie humaine – ;
la fragilité de l’être, la dureté des rapports humains… Une
vision sensible et personnelle d’un grand roman de Balzac, exprimée
dans un langage pictural aussi somptueux qu’étrange, et qui ne
laissera pas le visiteur indifférent.