Rideau rouge élimé à l'entrée, rayonnages de DVD aux jaquettes "colorées" dirons-nous pudiquement, sextoys et panoplies vulgaires, ambiance pesante à souhait, surtout lorsqu'on est une femme… Du sex-shop parisien, vient souvent à l'esprit l'image de l'échoppe un peu glauque bordant le Boulevard Rochechouart. Si ces commerces restent pour beaucoup d'utilité publique, c'est à peu près tout ce que Fleur Breteau veut éviter lorsqu'elle co-fonde "le Passage du Désir", genre de sex-shop 2.0. Son associé et elle optent d'ailleurs pour l'appellation de "love store", non par souci hygiéniste, mais bien pour enfin faire d'un lieu vendant, appelons un chat un chat, des accessoires sexuels, un magasin presque comme un autre. Soit une boutique ayant pignon sur rue, dont on pousse la porte sans hésitation, et où l'on vient chercher des produits pour expérimenter dans sa vie sexuelle, l'égayer, la parfumer, mais aussi lui trouver des remèdes lorsqu'elle est frustrante, défaillante, voire absente.

Les meilleurs chocolats passés par mes papilles. Loin des mondanités snobs, même ceux qui n’ont pas Bac cacao +8 peuvent en ressentir parfum et délicatesse. Érogène, joyeux et réconfortant

Dans son ouvrage "L'amour, accessoires", paru aux Editions Verticales, où elle narre ses six années au sein du love store, c'est sans doute lorsque Fleur Breteau évoque ces errances de clients déboussolés voire déprimés que son récit est le plus saisissant. Car à l'ouverture du magasin en 2007, elle réalise vite qu'il dépassera de loin sa simple dimension de commerce de quartier: bien souvent en effet, on visite la boutique moins pour y chercher l'objet de son désir, que pour y trouver une oreille compréhensive, et se libérer d'une parole parfois synonyme de blocages, et de souffrances. Elle raconte ainsi ces tranches de vie sans impudeur déplacée, sur le fil d'une écriture fine et enlevée, sans jamais juger ses patients, pardon, ses clients. Rassurez-vous toutefois, la vie d'un love store est aussi émaillée de fous rires et d'authentiques sketches vécus en live, l'ouvrage regorgeant de scénettes de ce genre.

La cuisine rustique et goûtue de la vallée du Panshir sur la Butte Montmartre. Des plats traditionnels parfumés, version carnée ou végé. Petit plaisir: les beignets de chou fleur en entrée

Jesus, la patronne, est une statue intimidante MAIS hospitalière! Cocktails bien dosés, chouettes pinards et tapas, sur des playlists sans faute de goût. C'est pas un bar, c'est chez Jesus!

Si Fleur Breteau a déjà vécu plusieurs vies, rien ne la prédestinait à "tomber" un jour dans le commerce d'objets sexuels, même haut de gamme. Après avoir travaillé dans une agence de pub, puis créé sa propre marque de prêt-à-porter, c'est presque par hasard qu'elle a été embarquée dans cette aventure par son associé, lancée avec beaucoup d'enthousiasme, mais dans des conditions modestes, dans une minuscule cave humide (utilisée à des fins purement administratives). L'idée force du duo est de proposer, dans un cadre clair, accueillant et coloré, des produits de qualité et éthiques, fabriqués dans des conditions de travail décentes, et utilisant des matériaux non toxiques. La demande apparaît vite réelle pour ce genre d'objets vendus dans ce genre de lieu, où la chose sexuelle est dédramatisée, et le succès se confirme de jour en jour.

Une boutique de ma styliste préférée! Le pagne sénégalais travaillé dans des coupes des années 40, des tee-shirt avec du wax… Un vestiaire afro-rock-film noir qui retourne la silhouette!

Au début pourtant, Fleur n'éprouve pas de "légitimité" à conseiller les clients, elle ne se considère en rien comme une experte. Connaissances et savoirs "techniques" viendront avec le temps, de même que comprendre et adopter la bonne attitude avec les clients venus s'épancher et chercher une solution à leurs problèmes. Parfois, Fleur n'hésite d'ailleurs pas à leur conseiller de ne rien acheter. "Un long bain, un bon pinard et du fromage, ou un morceau de Prince… C'est parfois plus efficace qu'un sextoy!"

Une soirée cabaret avec transformistes, lesbiennes hardcore ou gay circus… Une belle excuse pour se saper et danser en rigolant et en flirtant! Décor ravissant, fêtards inclus

Alors, pourquoi avoir décidé de revenir sur cette expérience, trois ans après? "A chaque dîner, mes amis me demandaient de leur raconter des anecdotes croustillantes sur mes années au Passage du Désir. Et ils ont fini par me dire qu'avec tout ce que j'avais vu et entendu, il y avait largement de quoi en faire un livre!". Fleur se lance ainsi dans la rédaction, et le texte prend peu à peu forme. Tel un documentaire romancé, l'ouvrage est aux antipodes de la compilation d'anecdotes, bien plus riche et profond qu'un simple témoignage.

En nocturne, section Égypte Antique. Labyrinthique, millénaire et désert. On voyage dans une autre culture de l’au-delà, de l’amour et des esprits. Plus rock que chez les judéo-chrétiens!

Porté par une écriture fine, parfois poignante, souvent drôle et pleine d'autodérision. le récit adopte une structure éclatée toujours cohérente: les pages consacrées à la vie du magasin sont entrecoupées de passages plus intimes, qu'ils convoquent le souvenir d'une tante ayant dirigé une célèbre maison close parisienne au début du siècle, ou racontent par petites touches, à la pointe du pinceau, les instantanés d'un coup de foudre amoureux. On trouve aussi quelques passionnants épisodes sur les coulisses d'un commerce pareil à aucun autre, telle une mémorable visite au salon de l'érotisme de Berlin, un genre de salon de l'auto qui serait consacré aux accessoires sexuels…

De mignonnes chambres très colorées, charmantes et rétro dans un esprit Truffaut/Moreau, et sans télé. avec petit déj possible dans le jardin. Alors, qu’y faire me demanderez-vous?

Le Champo, le Reflet Médicis, la Filmothèque… Le monde entier nous envie ces cinés antédiluviens. Voir Elisabeth Taylor face à Paul Newman en quatre par trois, qui peut rester de marbre?

D'année en année, Fleur Breteau finit par éprouver un désenchantement dans ce métier hors normes. La charge mentale pèse de plus en plus face à des clients venus chercher des remèdes mécaniques à des problèmes foncièrement humains. Le déclic qui précipitera son départ sera l'explosion du phénomène Fifty shades of Grey, pour elle le climax d'une standardisation du désir, et de sa confiscation par le rouleau compresseur du marketing.

Aujourd'hui Fleur relance sa ligne de vêtements, et continue d'écrire, avec en ligne de mire un nouvel ouvrage. Car si "L'amour, accessoires" est une forme de récit documentaire, l'auteure y déploie un style personnel très sûr, et y démontre, dans les interstices du réel, un talent certain pour la fiction, germes de romans à venir. Mais en attendant, ruez-vous sur cette oeuvre salutaire qui se joue avec élégance des tabous, et nous rappelle, dans une société de plus en plus puritaine, que "le sexe, ce n'est pas grave", une vérité simple qu'il est parfois bon de rappeler.